Frère Camille Véger est à l’origine de ces écoles pas comme les autres. C’est après avoir pris connaissance d’une lettre adressée en 1979 par l’aumônier national des Gitans d’alors, le père André Barthélémy, au Supérieur des Frères lasalliens en France dans le but de solliciter des volontaires ayant le souci de «l’éducation des jeunes Gitans de la banlieue parisienne, mal préparés à l’évolution rapide du monde actuel», qu’il décide de s’engager auprès des gens du voyage pour venir en aide à «des jeunes Gitans à la fois éloignés des autres jeunes qui les méprisent ou les ignorent mais aussi tentés par tout ce que leur offre la société urbaine». Frère Camille répond à l’appel et se porte volontaire pour assumer un nouveau challenge pédagogique qui répondait à son souci de privilégier prioritairement les jeunes marginalisés exclus de l’accès au savoir.
C’était également l’objectif du père Barthélemy qui voulait faire de ces enfants «des hommes debout», comme il le répétait souvent. Ce défi était une évidence pour Frère Camille: «Si ces enfants ne pouvaient aller à l’école, c’était donc à l’école d’aller vers eux». Encore fallait-il s’y préparer.
Un an de préparation et d’immersion
Pendant une année entière, Frère Camille se lance dans un cycle de préparation. Il apprend la langue tsigane et suit des stages de vanneries, de poterie, de peinture et de cannage. Autant d’activités qui lui paraissaient utiles pour se rapprocher des jeunes voyageurs. Au cours de cette même année, il visite dans plusieurs régions de France les expériences pédagogiques réalisées dans les écoles installées sur les terrains d’accueil municipaux. Il constate que les enseignants sont plutôt en phase avec les familles et les enfants, d’autant plus que ce n’étaient pas les enfants qui allaient à l’école mais bien l’école qui s’installait chez eux, sous la supervision attentive et intéressée des familles.
L’acquisition des camions-écoles
Afin de préparer l’ouverture d’une classe mobile l’acquisition d’un véhicule s’imposait, outil essentiel pour se déplacer en permanence d’un groupe à un autre, à la périphérie de la ville, dans les zones industrielles ou à proximité d’une déchetterie ou d’un cimetière, quand ce n’était pas en plein champ. Le financement du premier camion école fut assuré par la province des Frères de Paris, qui voyait d’un œil favorable cette création nouvelle pour se mettre au service des plus marginalisés en matière de scolarisation. Il était nécessaire de trouver un véhicule suffisamment spacieux pour pouvoir y accueillir six à huit enfants à chaque séance, et ce durant toute l’année scolaire. «Le premier que j’ai utilisé», explique Frère Camille, «était un petit camion d’occasion sommairement aménagé ayant appartenu à un couple de retraités qui s’en servait comme un sommaire camping-car. Pour aller au plus pressé, il m’avait suffi de le vider de son contenu et d’y ajouter quelques tables pliantes fixées à la carrosserie grâce à la compétence d’un carrossier expert en la matière ; il nous aménagera par la suite plusieurs camions-école à partir de fourgons de déménagement auxquels il perçait des fenêtres et une petite porte latérale d’entrée pour les enfants».
Les premiers «tours de roue»
Chaque mercredi après-midi, Frère Camille se consacre à l’apprentissage de la lecture auprès des jeunes manouches itinérants. Une approche ludique avec le jeu des 10 cartes permettait ainsi d’apprendre très vite tant les consonnes que les 10 sons de base de la langue française. Dès les premières semaines, ce fut un afflux d’enfants de tous âges qui se présentèrent pour apprendre à lire. Autant ils avaient peur de l’école traditionnelle, autant ils se précipitaient pour rentrer dans ce camion pour apprendre à lire vite et bien. L’école mobile s’était en quelque sorte assimilée à leur milieu. Les familles gitanes considéraient comme un don du ciel le fait de voir arriver un camion école où chaque enfant était pris en charge pour apprendre à lire et déchiffrer les panneaux routiers, les noms des remèdes, ou tout ce qui pouvait être utile dans la vie de tous les jours.
La rentrée scolaire de 1982
Cet essai se révèle concluant, et une demande officielle d’ouverture de classe itinérante reçoit un avis favorable à titre expérimental pour trois années. Le premier camion école "officiel" fait sa rentrée scolaire en septembre 1982. Le premier groupe de voyageurs qui se rend à bord de son camion école est composé de plus de 150 caravanes. Le pasteur pentecôtiste qui avait autorité sur l’ensemble du groupe se présente. L’accueil de l’école roulante est chaleureux. Frère Camille a gardé le souvenir intact de ce premier contact : «Les enfants sautent de joie en criant : ‘L’école, l’école ! On va apprendre à lire !’». «On avait même créé un ‘permis de lecture’», se souvient encore Frère Camille. Un document décerné à tous les enfants du voyage qui était parvenu aux premiers stades de la lecture, et qu’ils gardaient précieusement dans leur poche. Il faut toutefois observer qu’un grand pourcentage des jeunes gitans se sont contentés toute leur vie de ce petit bagage d’instruction : « C’était peu à nos yeux mais beaucoup pour eux ».
Les professeurs contrôlés
Les inspecteurs qui viennent régulièrement contrôler les instituteurs dans les camions ressortent généralement subjugués et accordent des notes souvent inespérées. «En ce qui me concerne» raconte Frère Camille, «à l’issue de mon inspection, l’inspectrice me fit sortir du camion après 90 minutes de cours ininterrompu, pour me dire combien elle était reconnaissante de lui avoir fait découvrir un public scolaire qu’elle ignorait, et combien l’appétit de savoir de ces jeunes Gitans l’avait stupéfiée». En fin de carrière au moment de prendre sa retraite en 2003, Frère Camille obtient une note de 19 sur 20, qui révèle l’intérêt de l’Éducation nationale pour ce nouveau type d’enseignement à l’égard d’une population largement ignorée jusque-là.
À chaque rentrée scolaire, des nouveaux camions
Devant un tel succès, les Frères des écoles chrétiennes doivent s’organiser pour trouver chaque année de nouveaux financements, les Frères ayant largement participé aux huit premiers. La renommée de l’initiative étant maintenant reconnue par les instances académiques, les communautés territoriales sont sollicitées et participent économiquement. Les Frères reçoivent ainsi plusieurs subventions. En l’espace de dix années, le nombre d’ouvertures de classes mobiles ne cesse d’augmenter jusqu’à atteindre le nombre de 35 camions-école autour des grandes villes comme Paris, Lille, Bordeaux, Perpignan, Lyon, Grenoble, Toulouse, Tours…, la plupart étant rattachées administrativement à des écoles du réseau lasallien. Les autres sont en partenariat avec la Fédération des associations d’aide à la scolarisation des enfants tziganes et jeunes en difficulté. Sur les routes de France, ils scolarisent environ 3000 enfants de gens du voyage.
Du camion à l’école
Ces dernières années, le nombre de camions écoles a légèrement diminué, mais ce n’est pas forcément une mauvaise nouvelle. Au fil des années, des liens de plus en plus étroits se sont créés entre les établissements scolaires et les antennes mobiles. Des passerelles ont vu le jour, notamment à Toulouse où des enfants partagent leur maternelle entre le camion école et l’établissement de rattachement. Un bus de ramassage scolaire, conduit par un enseignant, permet aussi aux plus grands d’aller au collège. Ce n’est donc plus l’école qui va vers les enfants, mais le contraire. Une inversion de tendance, comme des fruits sur un arbuste fragile que les Frères des Écoles Chrétiennes ont cultivé avec patience et espérance.
Jean Charles Putzolu - VaticanNews